Quand les arts rencontrent les mobilités

Chargé-e Territoires Associés - Grenoble - 27 juin 2017

Entretien avec Maryvonne Arnaud - Laboratoire/sculpture urbaine

Dans un entretien pour Territoires Associés, Maryvonne Arnaud, co-fondatrice du Laboratoire/sculpture urbaine, nous livre ses réflexions sur les synergies entre arts et mobilités.

Parlez-nous de vous...

Photographe et plasticienne, depuis les premières années de ma pratique professionnelle, je me suis intéressée aux grandes villes du monde qui sont devenues autant un terrain de jeu que de réflexion.

La diversité humaine, des corps, des visages, la diversité des vies, les croisements de population, l’architecture, les espaces travaillés ou délaissés ont nourri ma réflexion, l’infini des possibles me fascine et la possibilité de se perdre a toujours été un moteur dans mon travail. Au fil des mutations urbaines, des bouleversements territoriaux ou des exodes les formes spontanées d’organisations ont particulièrement retenu mon attention.

Je me suis notamment attachée à repérer, à comprendre et traduire les bricolages de survie des populations des mégapoles, ces astuces de chasseurs, ces trouvailles jubilatoires, poétiques et guerrières qui retenaient déjà l’attention de Michel de Certeau. Les vies qui, malgré tout, s’inventent, se composent, résistent dans les bidons villes de Sâo Paulo, Douala ou Johannesbourg, dans les camps de transit tchétchènes en Pologne, en Turquie ou en Ingouchie, les vies assiégées à Sarajevo, les réfugiés syriens, afghans, ou irakiens à Lesbos permettent de mieux comprendre le monde contemporain, ici ou là-bas.

Documenter l’ordinaire, le peu remarquable, les délaissés du monde contemporain, les oubliés, s’intéresser aux pratiques amateurs, aux collectionneurs de petites choses ou aux photographes du dimanche pour les donner à voir dans de vastes compositions en mouvement ou associés au propre déplacement du spectateur est aussi un axe de mon travail qui me passionne.

Parlez-nous du Laboratoire/sculpture urbaine...

En 1985, nous avons créé avec le plasticien Philippe Mouillon, Laboratoire/sculpture urbaine, structure artistique qui nous a permis de réaliser des interventions artistiques de grande échelle qui traduisent les réalités urbaines contemporaines en scénarisant l’espace public.

Ces œuvres tentent de conjuguer les sensibilités identitaires locales, lentement accumulées et notre réalité contemporaine faite de migrations de population et de transferts accélérés de données, de marchandises et de symbolique d’un point à l’autre de la planète.

Chaque installation est spécifique et compose avec des contextes historiques et sociaux, particulièrement diversifiés comme le sont Arles, Lyon, Marseille, Grenoble, Rennes, le Parc National des Ecrins, mais aussi Rio de Janeiro, Sarajevo, Johannesburg, Alger, Cologne, Vancouver, Abidjan.

Cette approche originale a conduit LABORATOIRE à mettre en oeuvre des alliances pluridisciplinaires associant des auteurs disséminés dans le monde entier. Plasticiens, écrivains, géographes, urbanistes, philosophes, sociologues, compositeurs, plusieurs centaines d’auteurs ont été invités au fil du temps à participer à ce patient travail transversal. 

Parmi les collaborateurs de ce milieu associé, les écrivains : Patrick Chamoiseau, Jacques Lacarrière, Abdelwahab Meddeb, (…) les plasticiens William Kentridge, Ester Grinspum, Rachid Koraichi, Mathieu Pernot, Jeremy Wood (…) les philosophes Daniel Bougnoux, Bernard Stiegler, François Jullien, Bruno Latour, Yves Citton (…), les sociologues Pierre Sansot, Yves Chalas, (…) les géographes et urbanistes : François Ascher, Augustin Berque, Stefano Boeri (…).

Depuis 2003, LABORATOIRE développe un axe éditorial intitulé "local.contemporain", une entreprise de renouvellement du regard associant pédagogues, artistes et philosophes autour de formes collaboratives, afin de favoriser l’émergence de nouvelles intelligences territoriales. "local.contemporain" conçoit et édite des objets pédagogiques et invente des jeux collaboratifs offerts à la population. Ainsi : C’est Dimanche ! une collection aléatoire de photographies du dimanche en 2005, Collection de collections, un cabinet de curiosité d’échelle urbaine en 2013, à la demande de Marseille-Provence-2013, ou paysages-in-situ, un jeu de faussaire proposé sur smartphone à partir des peintures de paysage conservées dans les musées (lauréat en 2014 de l’appel à projet numérique innovant du ministère de la culture).

Depuis 2016, LABORATOIRE est chargé par le Département de l’Isère de concevoir et coordonner la ligne artistique de "paysage>paysages", une plateforme d’innovations et d’initiatives autour du paysage, développée sur les 7431 km2 de son territoire.

Vous avez mené de nombreux projets artistiques sur la mobilité. Quels sont ces projets et comment y avez-vous interrogé cette thématique ?

Dès mes premiers travaux avec Laboratoire j’ai utilisé les transports en commun comme support, notamment à Valence en 1986.

L’idée n’était pas de travailler sur la mobilité : ce projet pensé pour la ville de Valence est né du constat que cette ville était coupée en deux, sans communication entre la ville haute populaire, isolée et la ville basse centrale qui proposait une importante offre culturelle. Utiliser les flancs des bus qui reliaient les 2 villes comme cimaises pour montrer des portraits d’habitants étaient « subversifs » ! Cette démarche transgressait différents codes, ceux de la photographie, elle questionnait l’utilisation du portrait en photographie, de son format, de l’anonymat, de l’identité, de l’intime, en recouvrant intégralement les autobus elle détournait la publicité qui elle, frileusement, se cantonnait à des espaces prédéfinis.

Inattendus ces visages d’inconnus, souriants ou graves interpellaient, touchaient les passants ordinaires, chacun se reconnaissaient ou croyaient se reconnaître. Le sentiment d’être reconnu et vu comme un être humain produit un sentiment de dignité qui  permet de faire société, de vivre ensemble. Chaque passage de bus devenait l’occasion de rencontres, de discussions et suscitait la curiosité.

En 2000 à Johannesbourg, dans le cadre d’une grande manifestation intitulée  Urban Future, où étaient invités des urbanistes et des architectes pour penser le devenir des mégapoles de l’hémisphère sud du monde, j’ai inventé un dispositif pour l’espace public de Johannesburg ou plus exactement l’absence d’espace public suite aux années d’apartheid. Des milliers de combis, sorte de minibus transport en commun, sillonnaient la ville reliant les townships où habitait le prolétariat noir et le centre ville, où il venait travailler pour la population blanche.

Fascinée par l’incroyable diversité humaine de la ville, j’ai proposé aux habitants qui le souhaitaient de réaliser leurs portraits en photographie et de les monumentaliser pour en recouvrir les flancs des combis.

Parallèlement, Laboratoire contacta douze d’écrivains originaires d’Afrique ou de la diaspora noire dans le monde en leur proposant de légender ces portraits. 

Une fois en possession des textes de Nurrudin Farah, Mia Couto, Ahmadou Kourouma, Tahar Ben Jelloun, Emmanuel Dougala, LesegoRampolokeng ou Maryse Condé, il restait encore à accorder cette intervention urbaine à la réalité de l’illettrisme d’une part, et à la tradition de l’oralité dans les cultures africaines d’autre part. Les textes furent traduits dans la pluralité des langues en usage en Afrique du sud (anglais, afrikaans, zoulou, xhosa, zwazi, ndebele…), puis enregistrés sur cassettes afin d’équiper les radios des combis recouverts des portraits.

Durant trois mois, une vingtaine de véhicules firent la navette d’un bord à l’autre de Johannesburg, en tentant d’en suturer les béances.

Catherine Blondeau, directrice de l’Institut Français d’Afrique du Sud, commente :

" Il n’y a pas de transports publics à Johannesburg – ou si peu : quelques « doubledecker » à l’anglaise, très décatis, qui fument très noirs et ne passent qu’une fois l’heure, quand ils ne tombent pas en panne. Notez qu’ils ne desservent de toutes façons pas les townships, les ghettos noirs où vivent pourtant la majorité des Sud-africains qui n’ont pas de voiture. Alors les gens circulent en combis, ces minibus-taxis privés qui sillonnent la ville à toute allure en klaxonnant. Chaque matin et chaque soir, ils s’en remettent à Dieu au moment de monter à bord. C’est que l’industrie des taxis est comme une mafia en état de guerre endémique : pour y maintenir les profits, on pratique des prix très élevés, on entasse les passagers, on n’entretient pas les véhicules, on sous-paie des chauffeurs qui conduisent sans permis, et on fait tuer ses rivaux s’ils s’aventurent trop près de son territoire.

Faire un projet d’art public sur ces mêmes combis, en pleine période de bras de fer entre la municipalité et les associations de propriétaires, en faire les médiums d’une œuvre, il fallait oser ! Ce n’était pas pour effrayer Maryvonne Arnaud, tellement attachée à l’inscription de ses projets dans le tissu urbain, tellement soucieuse de pertinence. Et puis franchement, les combis, quelle plus belle icône de la mobilité de cette Afrique du Sud qui n’en finit pas de se réinventer, de fuir en avant, et qui n’est jamais là où on l’attend ?

« Face to face » est une exposition mobile et aléatoire, inventée pour un pays où c’est la seule façon de s’adresser au public car c’est un pays où l’espace public reste à conquérir ! L’autobus se fait salle d’exposition. Il n’attend pas le spectateur, il ratisse la ville et charge avec lui le spectateur. Les flancs sont recouverts en totalité de portraits monumentaux d’habitants de Joburg, visages graves d’individus tirés pour un instant de leur anonymat et qui ont prêté leur image au projet en le comprenant bien, parce que oui, qu’ils soient indiens, noirs, blancs, ou métis, ils sont avant tout d’ici, ils pleurent et rient avec cette ville folle, l’une des plus grandes et plus cosmopolites mégalopoles africaines ! À l’intérieur des combis, les radiocassettes prennent la relève des photographies, et dans la pluralité des langues en usage dans la ville, en Anglais, en Zoulou, en Afrikaans, … diffusent les textes originaux d’une dizaine d’écrivains [il s’agit de Ahmadou Kourouma, Emmanuel Dongala, Nurrudin Farah, Tahar Ben Jelloun, Maryse Condé, ManglaLanga, LesegoRampolokeng, Ivan Vladislavic, Chris Van Wyk,  MiaCouto, Sylvie.Germain].

Pour chaque écrivain, ces portraits sont en quelque sorte les indices déclencheurs d’histoires infinies. Les textes concis, quelque part entre le haïku, la brève et la légende, composent avec les photographies mille visions du monde, les reflets instables, illimités de la luxuriante diversité de cette ville-monde. Ces textes s’enracinent dans les portraits, explicitent ce qu’on peut lire de ces destinées, en de surprenantes interprétations, des dérives fabuleuses qui tirent ces hommes et ces femmes des rues de Johannesburg vers la lumière.

« face to face » a marqué Johannesburg. Les gens qui l’ont vu circuler dans leurs rues ont été touchés par sa force. L’Institut Français d’Afrique du Sud est fier d’avoir contribué à le rendre possible. "

D’autres projets entre 2000 et 2017 se sont appuyés sur les transports en commun, sur des objets mobiles, roulottes de chantier, Algeco, caravanes, grues ou ont été implantés dans des lieux qui induisaient un type de regard ou d’écoute comme le sont les ponts ou les tunnels…

Quels sont, selon vous, les enjeux de la prise en compte de la mobilité dans les projets artistiques et, à l’inverse, de la prise en compte de la culture et des arts dans les projets de mobilité ?

La culture figée, faisant du surplace, se contentant de répéter des recettes, dans des lieux tout autant figés s’adressant à des spectateurs figés, sûrs de leurs bons droits est mortifère et vouée à la disparition. Être en mouvement me semble relever de la survie de l’espèce humaine et de la culture.

Les installations originales conçues pour des espaces publics et des contextes sociaux spécifiques permettent de s’adresser au plus grand nombre, et à chacun, en réinterrogeant à chaque fois des problématiques de société : esthétiques, politiques, économiques ou écologiques. Ce sont des invitations à rester curieux, être en alerte dans sa propre ville, à aborder le quotidien joyeusement, à regarder avec intensité notre environnement, à circuler et à faire circuler les idées.

Quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez dans vos projets ?

Je n’ai pas envie de parler de difficultés, chaque projet est une nouvelle aventure avec de multiples questions à résoudre, toujours différentes, selon le contexte géographique ou politique. Il me semble qu’il faut toujours se remettre en cause, tenir compte de l’histoire, du moment, trouver la bonne échelle et faire des multiples contraintes ses alliés.

Il faut oser prendre des risques, être soi-même en mouvement, circuler le nez en l’air et ne pas être là où on est attendu.

Il est important de rester à l’écoute du monde, donner de l’importance aux petites choses.

Une banalisation et une généralisation de certaines idées leur font perdre de la force et leurs sens. Il me semble important de laisser des espaces et de moments vacants, que les passants ou voyageurs puissent simplement regarder ou parler avec leurs voisins, ou se retirer dans leurs pensées, il faut laisser la place à l’imaginaire de chacun.

Quels sont les résultats que vous avez pu observer à travers vos projets ?

Je n’attends pas de résultats en pensant à un projet, ce qui se passe n’est pas de l’ordre du comptable.

Une personne rencontrée 10, 20 ou 30 ans après la réalisation d’un projet me racontant comment ce projet a modifié sa manière de voir le monde, lui a donné de l’espoir et l’a incitée à se lancer dans telle ou telle profession me suffit.

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Localisation

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Thématiques

  • Education, recherche et formation
  • Patrimoine, créativité, médias, pratiques culturelles et artistiques

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